La rançon du silence

Le Courrier, 26 novembre 2002

ABUS SEXUELS La prévention auprès des enfants n`a pas fait ses preuves. Afin d`anticiper le passage à l`acte la démarche doit intégrer le soutien aux pédophiles.

Il a fallu attendre les faits divers sordides survenus en Belgique pour que dans les années nonante les langues se délient. On ne voulait surtout pas faire de vagues et c`est une déferlante émotionnelle d`une rare violence qui a émergé des couches populaires portée par les associations «d`indignation» comme les nomme le psychologue cofondateur d`Action Innocence Philippe Jaffé invité à la table ronde (1) organisée à Genève à l`occasion de la 3e Journée mondiale pour la prévention des abus envers les enfants.
Une indignation légitime qui par ses actions d`information a contribué à ce que peu à peu les abus sexuels commis sur des mineurs soient reconnus comme un problème de société et de santé publique et que des structures de soutien et de soins spécifiques aux victimes se développent. Ainsi que des actions de prévention en milieu scolaire.

DE LA COLÈRE A LA HAINE
Mais également une indignation aux extrêmes difficilement maîtrisables prompte à susciter les plus odieux dérapages. C`était la rançon d`un silence trop longtemps entretenu. Sous couvert de la protection des jeunes les milieux réactionnaires n`ont pas manqué d`utiliser cette colère populaire pour alimenter leurs obsessions répressives et liberticides. De l`amalgame savamment entretenu entre pédophilie et homosexualité aux arguments en faveur de la peine de mort en passant par le fichage des professionnels susceptibles - ou plutôt rendus «suspects» - de travailler au contact d`enfants...
Idéologiquement porteur le thème des abus sexuels sur mineurs l`est aussi devenu économiquement. Il n`y a qu`à voir l`empressement des médias à «couvrir» chaque nouvelle tragédie du genre sans parler du fonds de commerce que le sujet procure aux producteurs de plateaux TV faisant leurs choux gras d`un voyeurisme bien-pensant. Cela au mépris parfois - comme c`est le cas aujourd`hui avec la médiatisation de l`affaire des utilisateurs de réseaux cyberpédophiles - du principe de la présomption d`innocence et de la discrétion commandée par les enquêtes judiciaires en cours.
Une indignation aux effets stériles finalement. Restée cloîtrée entre les murs de la bonne conscience elle a débouché sur des programmes centrés sur la seule logique de protection de l`enfant. Or «face à un abuseur il est illusoire de penser qu`un enfant puisse se protéger efficacement» soulignait mardi dernier le Dr Paul Bouvier directeur du Service genevois de santé de la jeunesse. En témoigne la constante augmentation du volume d`affaires jugées (2) qui selon les spécialistes ne représentent que la pointe de l`iceberg.
Pis. Ne résolvant en rien la question de la prévention d`abus sexuels un tel protectionnisme a pu s`avérer dangereux. Ainsi de programmes où la confiance en l`autre à l`adulte n`avait plus sa place. Où le jeune était informé de l`existence des atteintes sexuelles - et formé «à faire attention» - avant même d`avoir entendu un discours positif sur la sexualité. D`autres actions du même acabit mal ciblées ou excessives ont encore pu donner l`illusion au jeune de se croire invulnérable et partant l`amener à s`exposer ou étaient susceptibles de renforcer une sentiment de culpabilité chez l`enfant abusé. Car comme l`a bien relevé la présidente de Tribunal de la Jeunesse Anne-Françoise Comte Fontana le principe vital que constitue le plaisir physique en dépit de l`ignominie de l`atteinte portée continue d`exister chez la victime. Réalité longtemps esquivée car psychologiquement insupportable à envisager il est vrai.

A L`ÉCOUTE DU BANNI
Alors ? Face à ce constat d`échec de la prévention il apparaît plus que nécessaire de réfléchir à d`autres démarches. Mardi les spécialistes en paraissaient convaincus. Comment? En faisant entrer dans le débat celui qui jusqu`à présent en était banni. Sachant que 50 à 80% des auteurs d`abus sexuels ont commencé à l`adolescence c`est auprès de ces adolescents que de véritables actions de prévention doivent être menées.
Dans cette veine de nouvelles structures sont en train d`émerger. Le Centre de consultation pour les victimes d`abus sexuels à Genève prend en charge depuis peu les adolescents auteurs d`abus en collaboration avec la justice et l`Office de la jeunesse. En France l`association l`Ange bleu vient en aide aux pédophiles abstinents... Parce que la diabolisation «qui tend à figer l`individu dans ses attirances est tout sauf une solution» selon sa présidente Latifa Bennari.
Cependant cette conception nouvelle de la prévention devra sans doute batailler fort pour se frayer un chemin parmi les mentalités. Ainsi l`Ange bleu s`est vue à maintes reprises taxer d`association pro-pédophile... Quant aux adolescents en proie à ces tendances si quelques-uns commencent maintenant à demander de l`aide beaucoup se terrent à leur tour dans un «autre» silence. Un silence dont à défaut de moyens mis en place pour le lever la société continuera à payer la rançon.

(1) Organisée par la Fondation Sommet mondial des femmes, la table ronde réunissait des représentants du Service de santé de la jeunesse du canton de Genève, du Haut Commissariat aux réfugiés, de l`association française l`Ange bleu, du Tribunal de la jeunesse de Genève, de l`Association internationale des magistrats de la jeunesse et de la famille, du CTAS Association, de l`Association Action Innocence, ainsi que Doris Dillmann assistante sociale et auteure de "Traverser l`abus sexuel".
(2) Entre 1990 et 1997, 7317 condamnations ont été prononcées en Suisse pour atteinte à l`intégrité sexuelle. Dont 4412 concernaient des enfants. En 2001 304 délits de ce type ont été enregistrés dont 68 sur des mineurs (55 filles et 13 garçons).
A paraître le 2 décembre 2002 : "La fin d`un silence pédophilie: une approche différente", Latifa Bennari, Editions AD2.

© 2002, Le Courrier, Corinne Aublanc - 26 novembre 2002
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